Le château des métamorphoses a pour vocation de marier les contraires. Ancien, il est hyper-moderne. Rationnel et technologique, il cultive l’inconscient et le primitif. Les avant-gardes artistiques du XXe siècle sont sa référence esthétique, elles qui ont pris pour modèle et se sont inspirées de l’art soi-disant primitif (les arts premiers).

Les collections incluent des masques et des totems des indiens du Nord-Ouest, des masques et des objets rituels africains, des œuvres d’artistes travaillant avec les déchets et résidus du quotidien. Tous les objets de la collection figurent d’une manière ou d’une autre la métamorphose, le changement, le passage d’un état à l’autre et dialoguent avec les cycles de fresques inspirés d’Ovide et avec les grotesques.

 

L’art de la côte Nord-Ouest

Entre le détroit de San Juan de Fuca (au nord de Seattle) et le sud de l’Alaska, il existe des dizaines d’habitats originels ayant survécu à l’assimilation brutale organisée par les États-Unis et, de manière toute particulière, par le soi-disant éclairé et tolérant Canada : enfants retirés à leurs familles, confinés et rééduqués dans lesresidential  schools, prohibitions des potlatch, séquestre de milliers d’objets rituels, tentative d’éradication des langues et des références religieuses non chrétienne, etc.

Ce n’est que depuis quelques décennies que les communautés des Premières Nations (la dénomination canadienne pour les populations indienne et inuit) ont entamé le rétablissement fort, fier et public de leur identité culturelle et des formes et objets qui l’exprimaient. L’explosion d’un art autochtone contemporain a été la conséquence et l’instrument de ce rétablissement.

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Dans le château vivent plusieurs dizaines de sculptures et d’objets en bois, œuvres d’artistes autochtones parmi les plus intéressants des deux dernières générations, souvent mais pas toujours enfants de la balle : Art Thompson, Beau Dick, Ron Telek, Douglas David, Stephen Bruce, Tom Hunt, Merwyn Child, Wayne Alfred etc.

Sont représentés beaucoup des signes distinctifs de chaque nation. Des communautés parfois contigües ont des langages plastiques assez différents, pouvant beaucoup varier au sein d’une même nation. La collection permet d’apprécier les différences les plus significatives. On peut voir des œuvres Tlingit, Haida, Tsimishian, Kwakwaka’wakw, Nuu-chah-nulth, Nisga’a,  mais aussi de complexes hybrides en sein desquels s’entre-mêlent des influences paradoxales.

Tous les masques de bois sont liés à des fonctions rituelles ou à des symbologies mythico-religieuses : l’oiseau cannibale Hukhuk et la variante utilisée par la hamatsa, la plus importante des sociétés secrètes Kwakwaka’wakw – pour sa danse initiatique, la Dzunuḵ̓wa – ou Tsonokwa – c’est-à-dire la Wild Woman, le Bakwas’, c’est-à-dire le Wild Man of the woods, les masques de la possession chamanique, les masques comiques utilisées pour dérider ou faire rire durant le représentations rituelles, Ganada, le Raven trickster qui gouverne et transforme tout.

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Chacun des objets de la collection est un concentré d’histoire, sujet et personnage de narrations multiples en qui s’entre-mêlent mythologies de la Nation et de la communauté, histoires de clans, variantes familiales et, plus rarement, apparitions d’individus héros. L’expérience du contact avec un carver est inoubliable : il veut vendre mais il veut aussi et peut-être surtout raconter, et il peut le faire des heures durant sous la pluie et dans le froid, avec cette sculpture pour prétexte : ceci nous est arrivé à Alert Bay, dans un atelier, avec Beau Dick, puis avec Stephen Bruce et avec Wayne Alfred etc., etc.

Le totem est une forme atypique d’objet rituel, un monument qui se présente presque toujours comme une narration verticale et souvent en séquence de transformations : par exemple l’ours devient orque, qui devient Dzunuḵ̓wa, , qui devient Raven, qui devient Héros/Chef, qui devient les Copper (symbole du pouvoir). Le château accueille deux totems d’une rare beauté. Le premier, 3 mètres d’un tronc de cèdre rouge, un chef-d’œuvre d’Art Thompson terminé peu avant sa mort, raconte les métamorphoses amenant à la naissance de Pook’ubs, l’être humain suspendu entre les vivants et les morts, entre les règnes animal et social, avec la bouche en avant dans l’acte de raconter. Le second, de Stephen Bruce, est un totem de bienvenue : 8 mètres d’un tronc unique de cèdre rouge pour embrasser dans la socialité à travers la Dzunuḵ̓wa et le Héros/Chef; présenté lors de l’expo conjointe U’mista et Staatliche Kunstsammlungen de Dresde, The Power of Giving.

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Réinventer la tradition est une entreprise compliquée. Tous les artistes « autochtones » importants soulignent dans leur biographie combien ils sont encore et toujours enracinés dans leur communauté. Les objets qu’ils produisent sont d’une certain manière présentés comme une émanation de l’esprit et de l’identité de leur nation. Bien entendu, il n’en est rien. L’observateur attentif perçoit dans la collection du château la difficile dynamique entre le canon et l’œuvre, entre le canevas formel pré-rédigé et la réalisation individuelle. Mais il perçoit encore plus une autre réalité : les artistes de la côte Nord-Ouest prétendent produire leurs objets au nom et pour le compte de leur communauté mais, dans les faits, ils vendent dans les villes où par ailleurs, souvent quelque peu incognito, ils vivent : Vancouver, Victoria. Comme ce fut déjà le cas pour les totems du XIXe siècle, la tradition est réinventée à usage de l’étranger, mise en scène de la tradition. L’objet est impur, et donc riche.

La collection d’objets est accompagnée de milliers d’images de totems anciens et contemporains recueillies sur le terrain durant plus de 20 ans de parcours tout au long du Nord-Ouest états-unien et canadien, souvent en des lieux difficiles d’accès. Ces archives sont consultables sur des terminaux présents dans le château. Il permet de voir le comportement de la communauté face à l’histoire naturelle des totems (leur vieillissement), la diversité des styles, l’émergence de nouvelles modalités et fonctions, l’impact de la modernisation et de la demande des marchés, la diversité de sens et parfois la perte de sens d’une réinvention de la tradition détachée de la réalité des Premières Nations.

En contrepoint, une collection d’objets rituels du Sud-Ouest (Arizona, Nevada, Utah ecc) (Arizona, Nevada, Utah, etc.) souligne la forte originalité des formes artistiques produites cinq mille kilomètres plus au nord.

 

Les masques de la collection Padiglione

Le château abrite la collection Vincenzo Padiglione, anthropologue et chargé de nombreux musées ethnographiques du Latium. La collection est importante et comprend plus de 500 masques, exotiques et occidentaux, souvenirs et rituels, ludiques et de travail, traditionnels et contemporains. vincenzo mostraok

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Ce sont des masques parfois simples, parfois humbles, d’autres fois particulièrement complexes, ayant souvent été porté par quelqu’un quelque part, très souvent surprenants de fraicheur et de beauté. Masques de rue, vivants et vécus.
La collection est le fruit de deux décennies de vastes recherches ethnographiques : des classiques recherches sur le terrain à l’art pour touristes, des boutiques d’artisans aux marchés aux puces, des maisons de collectionneurs aux nattes posées à terre le long des rues.
Son premier fil directeur est le fantastique. Vus ensemble, ces masques sont un voyage au sein du chaos. Ils proposent un monde parallèle fait d’une humanité d’hybrides, composites d’animal et d’humain, mutations anthropologiques, chimères. Leurs métamorphoses concrètes dessinent l’évolution vers nos possibles formes futures ou la régression vers des formes que nous avons été qui sait quand et où.

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L’autre fil directeur est la rencontre avec la diversité: somatique, physionomique, à la fois toute biologique et toute socio-culturelle. Ces masques nous invitent à nous frotter aux nombreuses identités possibles qui vivent; souvent invisiblement; en nous et autour de nous.

Pratique et rassurant de penser les masques comme des choses de carnaval ou de théâtre, des choses de superficie.

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Cette collection nous contraint à les reconnaitre comme noyaux miroirs notre identité. C’est pourquoi elle a choisi de trouver un toit, ou peut-être refuge et protection, à Rocca Sinibalda, dans le château des métamorphoses.

 

Les sculptures de Marcos Cei

Au centre de la grande salle et de la rationalité de son panoptique, un cercle de trois puissantes figures de femmes : Vulcania, Amazona et Angela. Leurs formes primitives sont faites d’un amas de matériaux divers. Rouille, fragments de voitures, lames tranchantes, chaines, plastique, fils de fer, cordes et bien d’autre matériel inorganique habitent des corps imposants, chargés de sensualité et d’érotisme explicite, de désirs et d’interdits. Trois Parques, un Règne des Mères négatif qui exprime au centre du château son âme obscure, faite d’inconscient et d’imaginaire. Un cœur de ténèbre intime commente, traduit et rend visible l’Anti-Renaissance de la forteresse, son côté obscur, l’animal sauvage contenu dans son identité zoomorphe. La géométrie de ses formes architectoniques, la rationnelle fonctionnalité de la « machine » militaire ne résistent pas à l’examen et disparaissent.

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 L’auteur est Marcos Cei, un sculpteur italo-argentin qui vit en ce moment à Paris et rêve de se réfugier au Portugal, longtemps collaborateur d’une galerie, rue Callot, il est maintenant de temps à autre bouquiniste. Il a lui-même apporté à Rocca Sinibalda les trois « demoiselles » et les a installées à leur emplacement actuel. D’autres suivront.

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